kaleidoscope
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Main courante ou pas



"Pierre est un bon gars ma mère
Il m'a dit l'amour longtemps
Il m'a donné son ruban bleu
ma mère, ma chère mère
Il m'a donné son ruban bleu
ma mère je le veux"

Non, ma fille, ton prétendant n'est pas un "bon gars", c'est un voyou, il s'est plusieurs fois retrouvé en taule, pour des braquages, des rixes, il a trempé dans des affaires de racket, de drogue, de moeurs, on l'a pincé pour proxénétisme et traite de blanche.
Non ma fille, il n'est pas l'homme d'honneur que tu crois, tu pourras suivre tous les violons et entendre siffler tous les rossignols sur la colline, je ne te lâcherai pas de l'oeil. Tu ne feras pas ta vie avec des types comme ça, j'y veillerai, autant qu'il le faudra.
Je t'ai élevée, éduquée, soignée, je suis demeurée à ton chevet pendant toutes tes maladies, j'ai couché à tes pieds à l'hôpital pendant tous tes traitements et tes convalescences, je t'ai aidée à apprendre, à retenir, à réviser, à rédiger, à obtenir tes diplômes. J'ai partagé avec toi tout ce que j'avais, tout ce qu'on me donnait, je n'ai ménagé ni mon temps, ni mon courage. Je t'ai donné le meilleur de moi, mes plus belles, mes plus vigoureuses années.
Non ma fille, je ne te laisserai pas partir avec le premier bellâtre, le premier enjoleux venu, tu es la prunelle de mes yeux!

Tu m'en veux? Tu m'en voudras toute ta vie, tu prendras revanche à ta façon, à ton heure. Me rejetteras-tu? t'opposeras-tu? Iras-tu courir tous les guilledoux? T'afficheras-tu avec insolence? Passeras-tu outre en libre fille de ta libre mère?

Ma fille, quoi qu'on te dise, quoi que tu penses ou fasses, écoute-moi bien: tu n'arriveras jamais à la cheville de la cette femme dont la réputation est surfaite! Etre ou avoir été la "maîtresse" de tous les gars d'un district, avant comme après son mariage, mais c'est une galéjade! une tartarinade!
Laisse ce stupide jeu de mots équivoque, cette légende montée par la surenchère de Scapins vantards qui n'est que façon de railler.
La vérité n'est pas au fond du puits de la Magdalène. Elle boit à la santé de tous ceux qui ne l'ont pas eue!




Je la vois vaciller sur ses hauts talons comme la flamme hésitante de l'allumette qui sert à embraser l'extrémité du méchant cigarillo sur lequel elle tire péniblement. Reprendre souffle, elle cherche l'appui de la façade blanche et détourne la tête. Visiblement, ça n'a pas l'air d'aller. Le froid mord sous le crachin, sa veste de daim croisée sur sa poitrine couvre mal ses jambes maigres et noueuses que des collants fumés n'ont pas le pouvoir de protéger.
Je suis accompagnée de deux femmes avec qui je converse sur le chemin du retour.
La naufragée tente de s'enfoncer dans l'encoignure, de disparaître, trop tard! nous l'avons repérée, pas d'échappatoire!

"Madame, vous avez un souci? pouvons-nous vous aider?"

Nous nous sommes approchées. Elle triture nerveusement son mégot du bout des droits, ses prunelles sombres débordent de larmes, une rougeur congestionnée auréole très largement ses orbites, envahissant la moitié du visage. Elle pourrait avoir entre quarante et soixante années. Son allure est celle d'une femme soignée, élancée, autrefois belle. Son visage raviné, froissé comme papier mâché recyclé est encadré d'une chevelure sombre, fraîchement teinte en violine, clairsemée sur le sommet du crâne qui apparait très pâle lorsqu'elle se penche légèrement en avant pour nous répondre embarrassée:
"Excusez-moi, j'ai honte, je fume, ce n'est pas bien!"
Longtemps que je n'ai pas entendu une phrase ou une opinion semblable! je souris
-Ne vous en faites pas, beaucoup de gens fument...
-Je me suis éloignée du chemin de Dieu, je voulais aller faire une prière à l'église.

Est-ce une métaphore, ou une façon de signifier que...
'Je vis avec un homme (son bras tendu désigne le bout de la rue) il me bat, il m'a donné de la monnaie et m'a demandé d'aller lui chercher ses cigarettes, si je ne rentre pas vite, il va me cogner
-Il ne faut pas y retourner! clamons-nous toutes trois d'une seule voix
N'allez pas chercher les cigarettes, ne rentrez pas, allez plutôt à la gendarmerie porter plainte ou au moins déposer une main courante. Demandez à être accueillie en foyer, il ne faut pas rester avec un homme qui vous bat.
-Non, priez pour moi, il faut que j'y aille, Dieu va me soutenir.
-Prier pour vous on le fera, mais il faut que vous portiez plainte et que vous ne reveniez pas avec lui, la gendarmerie est à deux pas...
-Non, si je ne ramène pas de suite les cigarettes, il va me frapper, et comme ça va bientôt fermer là, faut que j'y aille de suite.
-Mais qui est cet homme qui vous maltraite?
Elle jette à tout moment des regards vers l'arrière comme si elle avait peur qu'il surgisse à ses côtés, alors que nous lui demandons de nous dévoiler l'identité de son compagnon, un homme jeune, de taille moyenne passe à notre hauteur, il dévisage notre petit attroupement
-J'espère que ce n'est pas lui! me souffle ma voisine
-Gaulé comme il l'est je n'en ferais qu'une bouchée (c'est parti malgré moi)
-Je sais pourquoi il me garde! reprend la femme, ma pension va bientôt tomber.
-C'est donc vous qui gagnez l'argent? Laissez-le tomber!
-Allez dans un centre, ne retournez pas auprès de lui!
-La semaine dernière "il(s)" m'avai(en)t mis dans un centre, le Lien ça s'appelle je crois.
-Pourquoi êtes-vous partie?
-Mes papiers sont à la maison et c'est moi qui paie les impôts, les factures.
-D'autant plus si c'est vous qui payez, portez plainte, c'est à lui de partir!
-il faut que j'aille MAINTENANT chercher les cigarettes, je ne veux pas qu'il me frappe!

Quel est notre pouvoir? Notre marche de manoeuvre? La gendarmerie est proche, nous sommes trois femmes avisées, la principale intéressée dont nous ne connaissons pas l'identité ne veut pas entendre notre discours, nous ne savons ni son adresse, ni le nom de son compagnon. Nous ne pouvons la forcer à accomplir la démarche, nous ne pouvons faire nous même un vague signalement. Nous nous regardons, interdites.
Elle s'éloigne "Priez pour moi!"

[J'entends Carmen (à Don José): "LAISSE-MOI PASSER!"
Je revois Tana étendue sous les lys blancs, Mirelha reposant sous une urne en forme de coeur gardée par quatre anges de marbre, Maider brisée au pied de sa falaise, Flo écroulée sur son canapé branlant, l'ombre éléphantesque de Gigi The Best s'allonger sur le Plateau des Corbeaux et virer au rouge sang.]

Nous suivons l'inconnue des yeux, elle oblique vers le porche de l'église, se ravise et disparaît sous les couverts qui abritent les commerces. Lui filer le train, jouer les Colombo, n'est pas de mise en ce dimanche glacé et pluvieux, nous nous séparons à la hauteur de mon logement sur un hésitant "Bonne journée", le coeur n'y est pas!



J'entre et trouve ma fille devant la cheminée, m'ouvrirai-je à elle tandis qu'elle se chauffe? Lui avouerai-je combien j'ai souffert de trac, d'angoisse, de panne au cours du service religieux, cerveau rétif, hébété devant la succession de signes devenus cabalistiques, indéchiffrables à mes doigts tétanisés sur les touches de l'instrument. Et pourtant ce compliment (sincère???) en fin de cérémonie: "notre organiste au jeu si légèrement joyeux!"

Lui parlerai-je de cette femme liée à son tortionnaire? Aborderai-je mon propre vécu?
N'est-ce pas moi qui ai ordonné: "Pendant le temps de Noël, c'est la fête, pas de discussions tristes ou sombres sous notre toit!"




"Alleluia, Alleluia!
Chantons l'enfant Dieu qui vient de naître!"

 

Tah  28/12/09  

 

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fleurdatlas | 1/2/2010
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